Mathieu vint prier le jeune roi, qui s’armait, de le lui faire rendre. Le
jeune roi, qui ne savait refuser personne, dit au Maréchal de le lui rendre; ce
qu’il fit. Mais, dans la même journée, il le regagna. Ce grand tournoi eut lieu
devant le château, près des lices. Le comte de Flandre avait par-devers lui,
outre les chevaliers, de nombreux sergents qui eussent écrasé nos gens s’ils
n’avaient eu leur refuge près d’eux et n’avaient su se bien garder. Mathieu de
Walincourt s’y présenta de nouveau et y rencontra le Maréchal, qui l’abattit à
terre et lui reprit le cheval, qu’il gagna ainsi pour la seconde fois dans la même
journée. Il rentra ensuite dans la mêlée. À la fin de la journée, ceux qui
avaient gagné firent conduire leurs prises chez eux, et ceux qui avaient perdu
cherchèrent des cautions ou donnèrent des gages.
[…] À cette époque, un chevalier de la mesnie du jeune roi, qu’on
appelait Roger de Gaugi, lui demanda d’être son compagnon. C’était un homme
preux, hardi, entreprenant, adroit, mais un peu trop porté au gain. Le
Maréchal, sachant qu’il était bon chevalier, lui accorda sa compagnie. Pendant
deux ans ils coururent les tournois, faisant à eux deux plus de gain que six ou
huit des autres. Je ne parle point en l’air ; je me fonde sur les écritures des
clercs. Wigain, le clerc de la cuisine et d’autres ont prouvé par écrit
qu’entre la Pentecôte et le carême, ils prirent cent trois chevaliers, sans
parler des chevaux et des équipements que les comptables n’inscrivaient pas. Peu
après eut lieu un tournoi à Joigni (3). Le jeune roi ne s’y rendit point, mais
le Maréchal y alla. Une fois arrivés, les chevaliers s’armèrent et se rendirent
dans un lieu voisin de la ville, où- ils mirent pied à terre en attendant leurs
adversaires. La comtesse, accompagnée de dames et de demoiselles, vint les y
rejoindre. On se mit à danser au son d’une chanson que chanta le Maréchal. Lorsqu’il
eut fini, un jeune ménestrel, nouvellement fait héraut d’armes, se mit à
chanter une chanson nouvelle, dont le refrain était : « Maréchal, donnez-moi un
bon cheval ! » À ce moment, les plus pressés des chevaliers du parti opposé
commençaient à arriver. Sans dire un mot à personne, le Maréchal sortit de la
ronde, monta à cheval et, s’étant dirigé vers eux, il désarçonna le premier
qu’il rencontra et donna son cheval au
petit héraut. […]
Notre histoire me conduit à parler d’un tournoi qui eut lieu entre Anet
et Sorel (4), et que je ne
devrais pas oublier, car je le vis, et il m’en souvient bien. Je crois
qu’il n’y eut onques plus grand. Du Poitou jusqu’au Pays d’aval (5), il n’y eut
chevalier désireux d’accroître son prix qui n’y vint. Toutefois le jeune roi
n’y alla pas, mais sa mesnie s’y rendit avec le Maréchal. Avant leur arrivée,
les Français étaient les plus forts; mais, lorsque les gens du roi furent entrés
en ligne, il leur fallut tourner le dos. Plusieurs d’entre eux se réfugièrent
sur une vieille motte fermée d’un hérisson tout à l’entour. Ils firent monter
leurs chevaux après eux et les attachèrent au hérisson, n’ayant pas le loisir
de les faire entrer. Le Maréchal fit une grande prouesse. Il mit pied à terre
et donna son cheval à garder, monta à la motte, prit deux chevaux et les fit
descendre jusque dans le fossé, au pied de la motte, puis leur fit remonter la contre-escarpe.
[…]
À Lagni-sur-Marne fut pris un tournoi tel qu’on n’en vit jamais, ni avant
ni après. Le jeune roi et le comte de Flandres s’y rendirent. Avec ce dernier
étaient les Flamands, les Hainuyers, ceux du Pays d’aval et les Tiois (6). Il
n’y avait si bon chevalier jusqu’aux montagnes de Mont-Joux (7) qu’il n’eût cherché
à avoir. Le jeune roi avait sa mesnie, dont grand était le renom. Je vais vous
dire les noms de ceux qui en faisaient partie, comme ils m’ont été nommés par
des témoins oculaires (8). Je nommerai d’abord les Français. Il est juste
qu’ils aient la première place, pour leur valeur et pour l’honneur de leur
pays. […] J’ai énuméré les Français, maintenant je passe aux Flamands. […] À
présent, nous nommerons les Anglais. Et d’abord Guillaume le Maréchal, […].
C’est maintenant le tour des Normands, qui n’étaient pas endormis au temps du
jeune roi. Ils étaient grain alors, et maintenant ils sont paille. […] Voici
maintenant les Angevins : […]. Les chevaliers du jeune roi, à Lagni, furent au nombre
de quatre-vingts. En réalité, le jeune roi en avait bien davantage à sa solde,
car chaque chevalier portant bannière recevait vingt-cinq sous par jour pour
chacun des hommes qu’il menait avec lui. On se demande où l’on pouvait trouver
tout cet argent. Et, comme il y avait quinze bannerets, je puis vous garantir
qu’ils étaient bien deux cents chevaliers et plus qui vivaient du jeune roi. Outre
le jeune roi, on vit à ce tournoi dix-neuf comtes et le duc de Bourgogne. On
estima à trois mille ou environ le nombre des chevaliers qui s’y rendirent. La
plaine disparaissait sous les combattants. Les troupes chevauchèrent les unes
contre les autres; les lances brisées tombaient à terre en si grand nombre que
les chevaux pouvaient à peine charger. Le tournoi fut très bon, même avant que
le roi et le comte (9) y eussent pris part. […]
Je ne sais point par le menu ce qui arriva dans tous les tournois qui
eurent lieu, et il serait malaisé de le savoir, car on tournoyait presque
chaque quinzaine, mais je veux vous parler d’un
tournoi qui fut tenu à Épernon après celui de Lagni. Flamands, Français,
Bourguignons, Champenois, Normands, Bretons, Angevins, Poitevins s’y rendirent.
Le jeune roi n’y fut pas, mais beaucoup de ses chevaliers y vinrent. Il n’y eut
pas de longs préliminaires. Aussitôt qu’on fut arrivé au lieu désigné, on se
courut sus, les lances baissées. Le Maréchal et Pierre de Préaux (10)
attaquèrent vivement les Bourguignons, qui étaient nombreux. Il y en eut plus
de quatre qui s’acharnèrent sur le Maréchal, espérant le prendre. Mais celui-ci
savait se défendre : son cheval ne bougeait pas, malgré les coups […]. Enfin
une troupe de Normands vint à la rescousse, et les Bourguignons eurent le
dessous. Le Maréchal revint auprès de son seigneur qui l’aimait de grand amour.
Le jeune roi continua à errer par mainte terre pour conquérir honneur et prix.
Il ne se lassait pas de donner. Il ne savait rien refuser. En lui s’unissaient
toutes les qualités qui forment gentillesse.
Histoire
de Guillaume le Maréchal, t. 3, éd. et trad. P. Meyer, Paris, Société de
l’Histoire de France, 1891, p. 42, 44, 46-47, 51-63, 64-65 (traduit du
moyen-français).
Notes
: (1) Henri le Jeune; (2) Walincourt, arr. de Cambrai; (3) Joigny, sur
les lisières de la Champagne, face à l’Île-de-France et au duché de Bourgogne;
(4) Anet et Sorel-Moussel, arr. de Dreux; (5) Avalterre : on pourrait traduire
par « Pays-Bas », mais il faudrait étendre la portée de cette dénomination
jusqu’à Cologne ; (6) Selon
toute vraisemblance, il s’agit ici des Allemands; (7) Ancien nom du
Grand-Saint-Bernard; (8) Mais à la fin de la liste des Français, ayant mal
placé le comte de Soissons, il se justifie en disant : « Je l’ai nommé en
dernier parce que je l’ai trouvé ainsi dans l’écrit ». L’auteur a donc eu sous
les yeux un rôle des chevaliers qui participèrent au tournoi de Lagny; (9) En
dépit du titre, il s’agit du duc Geoffroy de Bretagne, plus jeune fils de Henri
II ; (10) Préaux, arr. de Rouen. Pierre de Préaux est l’un de ceux qui ont
scellé l’acte de capitulation de Rouen en 1204.