mercredi 21 juillet 2010

La fréquentation des tournois au début du XIIIème siècle


 
Il y eut à Eu, en Normandie, un riche tournoi, dont la nouvelle fut portée en France, en Hainaut, en Flandre, en Bourgogne, en Poitou, en Touraine, en Anjou, en Normandie, en Bretagne. Les jeunes gens qui ambitionnaient le prix des armes s’y rendirent de toutes parts. Le jeune roi (1) s’y trouva avec au moins cent des meilleurs chevaliers qu’on pût trouver. Il ne regardait point à la dépense quand il s’agissait d’un chevalier vaillant. Aussi avait-il, par sa largesse et ses autres qualités, surpassé tous les princes de son temps. Du côté opposé étaient les Français, les Bourguignons, les Flamands, les Hainuyers. Au premier engagement, le Maréchal abattit Mathieu de Walincourt (2) et lui prit son cheval.

Mathieu vint prier le jeune roi, qui s’armait, de le lui faire rendre. Le jeune roi, qui ne savait refuser personne, dit au Maréchal de le lui rendre; ce qu’il fit. Mais, dans la même journée, il le regagna. Ce grand tournoi eut lieu devant le château, près des lices. Le comte de Flandre avait par-devers lui, outre les chevaliers, de nombreux sergents qui eussent écrasé nos gens s’ils n’avaient eu leur refuge près d’eux et n’avaient su se bien garder. Mathieu de Walincourt s’y présenta de nouveau et y rencontra le Maréchal, qui l’abattit à terre et lui reprit le cheval, qu’il gagna ainsi pour la seconde fois dans la même journée. Il rentra ensuite dans la mêlée. À la fin de la journée, ceux qui avaient gagné firent conduire leurs prises chez eux, et ceux qui avaient perdu cherchèrent des cautions ou donnèrent des gages.

[…] À cette époque, un chevalier de la mesnie du jeune roi, qu’on appelait Roger de Gaugi, lui demanda d’être son compagnon. C’était un homme preux, hardi, entreprenant, adroit, mais un peu trop porté au gain. Le Maréchal, sachant qu’il était bon chevalier, lui accorda sa compagnie. Pendant deux ans ils coururent les tournois, faisant à eux deux plus de gain que six ou huit des autres. Je ne parle point en l’air ; je me fonde sur les écritures des clercs. Wigain, le clerc de la cuisine et d’autres ont prouvé par écrit qu’entre la Pentecôte et le carême, ils prirent cent trois chevaliers, sans parler des chevaux et des équipements que les comptables n’inscrivaient pas. Peu après eut lieu un tournoi à Joigni (3). Le jeune roi ne s’y rendit point, mais le Maréchal y alla. Une fois arrivés, les chevaliers s’armèrent et se rendirent dans un lieu voisin de la ville, où- ils mirent pied à terre en attendant leurs adversaires. La comtesse, accompagnée de dames et de demoiselles, vint les y rejoindre. On se mit à danser au son d’une chanson que chanta le Maréchal. Lorsqu’il eut fini, un jeune ménestrel, nouvellement fait héraut d’armes, se mit à chanter une chanson nouvelle, dont le refrain était : « Maréchal, donnez-moi un bon cheval ! » À ce moment, les plus pressés des chevaliers du parti opposé commençaient à arriver. Sans dire un mot à personne, le Maréchal sortit de la ronde, monta à cheval et, s’étant dirigé vers eux, il désarçonna le premier qu’il  rencontra et donna son cheval au petit héraut. […]

Notre histoire me conduit à parler d’un tournoi qui eut lieu entre Anet et Sorel (4), et que je ne

devrais pas oublier, car je le vis, et il m’en souvient bien. Je crois qu’il n’y eut onques plus grand. Du Poitou jusqu’au Pays d’aval (5), il n’y eut chevalier désireux d’accroître son prix qui n’y vint. Toutefois le jeune roi n’y alla pas, mais sa mesnie s’y rendit avec le Maréchal. Avant leur arrivée, les Français étaient les plus forts; mais, lorsque les gens du roi furent entrés en ligne, il leur fallut tourner le dos. Plusieurs d’entre eux se réfugièrent sur une vieille motte fermée d’un hérisson tout à l’entour. Ils firent monter leurs chevaux après eux et les attachèrent au hérisson, n’ayant pas le loisir de les faire entrer. Le Maréchal fit une grande prouesse. Il mit pied à terre et donna son cheval à garder, monta à la motte, prit deux chevaux et les fit descendre jusque dans le fossé, au pied de la motte, puis leur fit remonter la contre-escarpe. […]

À Lagni-sur-Marne fut pris un tournoi tel qu’on n’en vit jamais, ni avant ni après. Le jeune roi et le comte de Flandres s’y rendirent. Avec ce dernier étaient les Flamands, les Hainuyers, ceux du Pays d’aval et les Tiois (6). Il n’y avait si bon chevalier jusqu’aux montagnes de Mont-Joux (7) qu’il n’eût cherché à avoir. Le jeune roi avait sa mesnie, dont grand était le renom. Je vais vous dire les noms de ceux qui en faisaient partie, comme ils m’ont été nommés par des témoins oculaires (8). Je nommerai d’abord les Français. Il est juste qu’ils aient la première place, pour leur valeur et pour l’honneur de leur pays. […] J’ai énuméré les Français, maintenant je passe aux Flamands. […] À présent, nous nommerons les Anglais. Et d’abord Guillaume le Maréchal, […]. C’est maintenant le tour des Normands, qui n’étaient pas endormis au temps du jeune roi. Ils étaient grain alors, et maintenant ils sont paille. […] Voici maintenant les Angevins : […]. Les chevaliers du jeune roi, à Lagni, furent au nombre de quatre-vingts. En réalité, le jeune roi en avait bien davantage à sa solde, car chaque chevalier portant bannière recevait vingt-cinq sous par jour pour chacun des hommes qu’il menait avec lui. On se demande où l’on pouvait trouver tout cet argent. Et, comme il y avait quinze bannerets, je puis vous garantir qu’ils étaient bien deux cents chevaliers et plus qui vivaient du jeune roi. Outre le jeune roi, on vit à ce tournoi dix-neuf comtes et le duc de Bourgogne. On estima à trois mille ou environ le nombre des chevaliers qui s’y rendirent. La plaine disparaissait sous les combattants. Les troupes chevauchèrent les unes contre les autres; les lances brisées tombaient à terre en si grand nombre que les chevaux pouvaient à peine charger. Le tournoi fut très bon, même avant que le roi et le comte (9) y eussent pris part. […]

Je ne sais point par le menu ce qui arriva dans tous les tournois qui eurent lieu, et il serait malaisé de le savoir, car on tournoyait presque chaque quinzaine, mais je veux vous parler d’un

tournoi qui fut tenu à Épernon après celui de Lagni. Flamands, Français, Bourguignons, Champenois, Normands, Bretons, Angevins, Poitevins s’y rendirent. Le jeune roi n’y fut pas, mais beaucoup de ses chevaliers y vinrent. Il n’y eut pas de longs préliminaires. Aussitôt qu’on fut arrivé au lieu désigné, on se courut sus, les lances baissées. Le Maréchal et Pierre de Préaux (10) attaquèrent vivement les Bourguignons, qui étaient nombreux. Il y en eut plus de quatre qui s’acharnèrent sur le Maréchal, espérant le prendre. Mais celui-ci savait se défendre : son cheval ne bougeait pas, malgré les coups […]. Enfin une troupe de Normands vint à la rescousse, et les Bourguignons eurent le dessous. Le Maréchal revint auprès de son seigneur qui l’aimait de grand amour. Le jeune roi continua à errer par mainte terre pour conquérir honneur et prix. Il ne se lassait pas de donner. Il ne savait rien refuser. En lui s’unissaient toutes les qualités qui forment gentillesse.

 

Histoire de Guillaume le Maréchal, t. 3, éd. et trad. P. Meyer, Paris, Société de l’Histoire de France, 1891, p. 42, 44, 46-47, 51-63, 64-65 (traduit du moyen-français).

 

Notes : (1) Henri le Jeune; (2) Walincourt, arr. de Cambrai; (3) Joigny, sur les lisières de la Champagne, face à l’Île-de-France et au duché de Bourgogne; (4) Anet et Sorel-Moussel, arr. de Dreux; (5) Avalterre : on pourrait traduire par « Pays-Bas », mais il faudrait étendre la portée de cette dénomination jusqu’à Cologne ; (6) Selon toute vraisemblance, il s’agit ici des Allemands; (7) Ancien nom du Grand-Saint-Bernard; (8) Mais à la fin de la liste des Français, ayant mal placé le comte de Soissons, il se justifie en disant : « Je l’ai nommé en dernier parce que je l’ai trouvé ainsi dans l’écrit ». L’auteur a donc eu sous les yeux un rôle des chevaliers qui participèrent au tournoi de Lagny; (9) En dépit du titre, il s’agit du duc Geoffroy de Bretagne, plus jeune fils de Henri II ; (10) Préaux, arr. de Rouen. Pierre de Préaux est l’un de ceux qui ont scellé l’acte de capitulation de Rouen en 1204.