Abélard, Histoire de mes malheurs, lettre rédigée vers 1132
[…] J'arrivai enfin à Paris, où la dialectique était déjà florissante, et je suivis les leçons de Guillaume de Champeaux, qui était considéré, à juste titre, comme le maître le plus habile dans cet enseignement. Je fus d'abord le bienvenu, mais je ne tardai pas à devenir fort gênant, car je m'attachais à réfuter certaines de ses idées, j'argumentais contre lui à outrance, et j'avais quelques fois le tort d'avoir l'avantage. Cette témérité excitait, parmi ceux même de mes condisciples qui étaient regardés comme les plus remarquables une jalousie d'autant plus grande que j'étais le plus jeune et le dernier venu. Tel fut le commencement de mes malheurs : ma réputation grandissait, l'envie s'alluma. Présumant de mon esprit au-delà des forces de mon âge, tout jeune encore j'osais penser à devenir moi-même chef d'école, et déjà je marquais des yeux l'endroit où je dresserais une chaire rivale : Melun, ville importante et résidence royale […]. Dès mes premières leçons, ma réputation comme dialecticien prit des proportions telles, que la renommée de mes anciens condisciples et celle de Champeaux lui-même en fut bientôt étouffée. Ce succès augmentant ma confiance, je me rapprochai de Paris et je transportai mon école à Corbeil afin de pouvoir plus à l'aise multiplier les assauts. Mais peu après, l'excès de travail me fit tomber dans une maladie de langueur, il me fallut partir de France. Isolé pendant plusieurs années, j'étais vivement regretté de tous ceux qui se sentaient du goût pour la dialectique […]. Mon illustre maître, Guillaume [de Champeaux], archidiacre de Paris, quitta son ancien habit et entra dans l'ordre des clercs réguliers avec l'espoir d'obtenir, à la faveur de ses grandes apparences de piété, un avancement rapide dans la carrière ecclésiastique ; ce qui ne tarda pas car on lui donna l'évêché de Chalons. Sa nouvelle prise d'habit ne lui fit pas perdre le séjour de Paris ni ses études de philosophie et dans le monastère où il s'était retiré, il rouvrit un cours d'enseignement public. Je reviens alors auprès de lui pour étudier la rhétorique. Entre autres luttes de controverses, j'arrivai, par des arguments irréfutables, à lui faire renoncer à sa doctrine des Universaux […]. Cette victoire donna tant de force et d'autorité à mon école que les disciples les plus fervents de Guillaume jusqu'à mes adversaires les plus violents l'abandonnèrent pour accourir à mes leçons. Le professeur qui avait succédé à mon maître vint m'offrir sa place et se ranger, avec la foule, au nombre de mes auditeurs. Je régnais donc sans partage dans le domaine de la dialectique […]. Ne pouvant soutenir les bouillonnements de son ressentiment, il [Guillaume] essaya de m'écarter encore une fois par la ruse, il fit destituer celui qui m'avait cédé sa chaire et en mit un autre à sa place. Alors, revenant à Melun, j'y établis de nouveau mon école […]. Peu après, voyant que la sincérité de son ardeur religieuse était fortement suspectée et qu’on murmurait sur sa conversion qui ne lui avait pas fait quitter un moment Paris, il se transporta avec sa confrérie et son école à quelque distance de paris. Aussitôt je revins à Paris. Mais voyant qu’il fait occuper ma chaire par un rival, je plaçai mon camp hors de la ville, sur la montagne Sainte Geneviève [disputes scolastiques…]. Les succès que mon école remporta dans ces hostilités et la part qu’il m’en revient sont des faits connus de toi. Toutefois je dirai hardiment et avec plus de modestie qu’Ajax : « si vous me demandez quelle a été l’issue de ce combat, je n’ai point été vaincu par mon ennemi » […]. L’enthousiasme excité par mes cours ayant prodigieusement multiplié le nombre de mes auditeurs, j’avais à profusion argent et gloire […].
Me croyant désormais le seul philosophe sur terre, je commençai à lâcher la bride à mes passions, moi qui avait toujours vécu dans la plus grande continence, et plus je m'avançais dans le chemin de la philosophie, plus je m'éloignais, par l'impureté de ma vie, des philosophes et des saints […] qui ont dû surtout leur grandeur à leur chasteté. J'étais donc consumé par l'orgueil et la fièvre de la luxure, lorsque la grâce divine vint me guérir de ces deux maladies, de la luxure en me privant des moyens de la satisfaire, de l'orgueil qui me venait de la science selon la parole de l'Apôtre "la science enfle le cœur" en m'humiliant par la destruction de ce fameux livre dont j'étais si fier et qui fut brûlé. J'avais de l'aversion pour les commerces impurs des prostituées, la préparation laborieuse de mes leçons ne me permettait pas de fréquenter la société des femmes nobles, j'étais presque aussi sans relations avec celles de la bourgeoisie […]. Il existait à Paris une jeune fille nommée Héloïse, nièce d'un chanoine appelé Fulbert […]. Sa beauté et l'étendue de son savoir la rendaient supérieure à tout son sexe. Cette qualité si rare chez les femmes ajoutait plus d'attraits encore à sa grâce […]. Je songeai à une liaison galante et je crus pouvoir réussir facilement. Mon nom était si grand, les grâces de la jeunesse et la souplesse de mes formes me donnaient une supériorité peu douteuse que je pensais n'avoir aucun refus à craindre. Même séparés, nous pourrions être ensemble au moyen d'un échange de lettres : la plume est plus hardie que la parole, et ainsi se perpétueraient des entretiens délicieux […]. Tout enflammé d'amour, je ne cherchai plus que l'occasion de m'en rapprocher et de l'amener à céder [… il se fait engager par Fulbert comme précepteur d'Héloïse grâce à un faible prix]. Fulbert était très avare et attentif à faciliter les progrès de sa nièce dans la connaissance des lettres. Il m'autorisa à la voir à toute heure du jour et de la nuit et à ne pas craindre de la châtier sévèrement […]. Si les caresses étaient impuissantes, n'avais-je pas les menaces et les coups pour la faire céder ? […]. Loin de tous les regards, notre amour grandissait. Les livres étaient ouverts mais mes mains revenaient plus souvent à ses seins […]. Le plaisir me dominait tellement que je ne pouvais plus me livrer à la philosophie, ni donner mes soins à mon école. C'était pour moi un ennui mortel d'y retourner. C'était aussi une fatigue car toutes mes nuits étaient à l'amour [… Fulbert découvre tout et les sépare. Héloïse apprend à Abélard qu'elle est enceinte. Abélard l'enlève et part en Bretagne. Il réfléchit aux inconvénients du mariage]. Songez à la situation où vous place une alliance légitime. Quel rapport entre les écoles et le tracas d'une maison, entre les pupitres et les berceaux, les tablettes et les quenouilles ? Est-il un homme livré aux méditations philosophiques qui puisse supporter les vagissements d'un nouveau-né et les chansons des nourrices qui les consolent ? […] Sénèque dit dans ses épîtres à Lucilius : "la philosophie demande autre chose que des loisirs" [… ils se marient en secret pour éviter de nuire à la réputation d'Abélard. Celui-ci, peu de temps après, place Héloïse dans un couvent. Fulbert se sent trahi …].
Traduit du latin par M. R. L'Abbé, révisé par J. Vérain. Paris, 2001